Ayòmidé,
Comment te portes-tu ? J’espère que tu vas bien. De mon côté, ça ne va pas. C’est d’ailleurs pour cela que je t’écris. Je ne vais pas bien. Tu me manques. Nos discussions également. J’ai discuté avec d’autres sœurs durant la semaine. Beaucoup d’entre elles ne vont pas bien non plus. Toi ça va ? Tu t’en sors ? Désolée si je demande autant de fois. Nous n’avons pas dernièrement eu de tes nouvelles.
L’inquiétude est le sentiment que nous tentons de surmonter en ce moment. Les filles m’ont dit d’utiliser le mot « inquiétude ». Si non, « panique » ou « terreur » sont les mots qui dans mon esprit décrivent bien la situation. Comme toi, nous avons appris ce qui se profile aux USA pour les femmes. La Cour suprême serait « prête à envisager l’annulation du droit à l’avortement ».
Ayòmidé, je sais que tu es contre l’avortement en tant qu’acte ; que tu ne songerais jamais à y recourir comme tu dis. Tu as tes raisons que je respecte beaucoup. Cependant, tu sais que c’est un droit dont toutes les femmes devraient jouir. Pouvoir choisir, décider, avoir des options. Tu es d’accord pour dire que les femmes doivent décider pour elles-mêmes, et ce sur tous les plans de leurs vies. Tu le dis toi-même, s’attaquer à l’autonomie corporelle des femmes, à leurs droits sexuels et reproductifs, invalider leur capacité à décider de garder ou pas un bébé représentent une oppression, une déshumanisation qu’aucun humain ne devrait subir. Nous nous rejoignons dans ces croyances et convictions.
Ce qui se passe aux USA devrait nous inquiéter encore plus. Parce que cela nous montre que tous les moments seraient propices pour remettre en question les droits des femmes. Tous les jours sont des jours qui menacent nos droits gagnés avec tant de combats, tant de luttes. Nous sommes inquiètes. Lors de ma discussion avec les autres, Yābò a répondu toute effarée : « ça ne finira donc jamais ? Nous luttons beaucoup pour vivre. Nous sommes presque condamnées à survivre. Nous le faisons de toutes nos forces. Pourtant des rétropédalages se présagent. C’est épuisant pour l’être humain que je suis. »
Elle a raison. Vous dites souvent que je suis celle qui trouve les mots pour nous motiver. Face à Yābò, je n’ai pas trouvé spontanément les mots. Je suis autant terrifiée. Tu sais, j’avais commencé à écrire des lettres à ma future fille ou à mon futur garçon. Dans ces lettres, je raconte à mon enfant l’héritage que nous avons laissé. J’ai parlé de nos avancées, ces nouvelles lois, ces mentalités changées, l’épanouissement que nous avons contribué à construire pour les femmes et les hommes, ensemble. J’étais très confiante. L’avenir me rassurait. Maintenant je pense que je devrais faire disparaitre toutes ces lettres. Parce que l’histoire pourrait être qu’en notre temps, plusieurs droits humains pour les femmes ont été supprimés, remis en question.
J’ai essayé de m’expliquer ce que signifie la situation aux USA pour les autres pays. Je suis au Bénin. L’avortement vient d’être reconnu. La nouvelle loi dit qu’« à la demande de la femme enceinte, l’interruption volontaire de grossesse peut être autorisée lorsque la grossesse est susceptible d’aggraver ou d’occasionner une situation de détresse matérielle, éducationnelle, professionnelle ou morale incompatible avec l’intérêt de la femme et/ou de l’enfant à naître… ». Cette loi est passée dans un contexte difficile.
Ayò, lorsque nous parlons du droit à l’avortement sûr et sécurisé pour les femmes, beaucoup de personnes se concentrent sur « l’avortement comme acte ». Mais tu sais que ce que nous défendons, c’est « la capacité des femmes à décider pour elles-mêmes ». Ce que nous défendons c’est le fait que les femmes puissent être considérées, vues et traitées comme de personnes humaines capables de prendre leurs propres décisions dans tous les domaines de la vie comme sur le plan de la sexualité et de la reproduction.
Ayò, si aux USA, les pouvoirs parviennent à décréter que fondamentalement les femmes ne seraient pas capables de réfléchir et décider pour elles-mêmes concernant leur sexualité et leur reproduction, tu imagines le message que cela enverra au reste du monde ? Nous serons affectées. Toi et moi faisons aujourd’hui partie de ces femmes privilégiées. Nous avons une condition financière stable, une conscience accrue des oppressions infligées aux femmes, un accès à ces espaces dits “décisifs”. Nous pouvons résister sans compromettre notre humanité, sans périr. Les autres, ont-elles autant d’options que nous ?
Pendant ces moments de troubles, je pense à celles d’entre nous qui sont presque “sans options”. Ce sont elles qui subissent plus de dommages internes et externes. Lorsque nos droits sont attaqués, ce sont elles qui laissent leurs vies. Tu le sais. Je pense à toutes ces femmes et ces filles mortes pour des avortements clandestins. Ayòmidé, notre mouvement est à l’épreuve. Le mouvement des femmes est à l’épreuve. C’est le moment pour nous de résister, plus fortement que jamais. Toute notre solidarité envers les femmes aux USA. Nous résisterons avec elles, manifesterons ici. Parce que cette vague risquent de nous emporter si elles les emportent.
Nous allons continuer à défendre nos vies, nos épanouissements, nos présents, nos avenirs. Certaines d’entre nous ne supporterons pas. Nous prendrons soin d’elle inlassablement. C’est le moment de nous investir à construire un mouvement solide Ayò. Je veux laisser un monde moins stressant, moins oppressant pour les filles et garçons qui nous regardent. Je veux montrer que la révolution est possible. Pour ça je traverserai le désespoir pour trouver l’espoir. Je parlerai autant que possible. Je conduirai des actions encore plus intensément. Notre liberté, notre responsabilité.
Ayò, prends soin de toi. Nous allons traverser cette incertitude. Comment vont les femmes du centre ? Félicitations pour ce que tu accomplis avec elles. Je sais que tu fais un travail indélébile. C’est notre mission comme tu dis. Hâte de pouvoir à nouveau voler vers toi. Je t’aime ma sœur.
Toute notre solidarité envers les femmes aux USA. Nos corps, nos vies, nos droits.
Par Wangninan