Dans mon parcours de militante féministe et organisatrice de communautés, j’ai fait des erreurs. J’ai appris grâce à ces erreurs. Je continue d’en apprendre. Est-ce que j’aurais aimé savoir certaines choses au moment où je m’engageais intentionnellement en tant que militante féministe ? Oui! Néanmoins, mes expériences m’ont éduqué. Dans cet article, je vous livre un peu de mon expérience. J’aborde trois leçons apprises en tant que militante féministe et organisatrice de communautés. Je vous détaille par rapport à ces leçons, mes analyses, les nuances, les réparties qui pour moi peuvent nous aider à construire un militantisme féministe pertinent et durable.
De la colère à l’espoir : le pourquoi et l’optimisme comme guides
Littéralement parlant, j’ai commencé à militer parce que j’étais en colère. J’avais beaucoup de frustrations. J’ai eu mes premières prises de conscience féministe dans ma famille et dans mon village. Mon père était le “chef visible” de notre famille. Il avait une certaine autorité sur ma mère et sur nous, les enfants. Les prises de décisions qui affecteraient nos vies étaient presque totalement concentrées dans ses mains. Il faisait ce qu’il estimait bon pour le bien-être de notre famille. C’était également lui le principal pourvoyeur. Visiblement en tout cas. Ma mère apportait aussi sa contribution. Elle assumait de nombreuses responsabilités capitales pour la cohésion et le fonctionnement de la famille. Nonobstant, sa contribution était invisibilisée, dévalorisée et rendue insignifiante dans les récits. Fondamentalement, l’ordre social en vigueur a en apparence désigné et fait de mon père le chef, le supérieur. J’ai commencé à me dire qu’un nouveau modèle devrait exister. Modèle dans lequel ma mère aurait systématiquement plus de liberté, d’autonomie, de valorisation de ces points de vue et plus de reconnaissance de ses efforts.
Plus tard, ma mère m’a raconté comment son père a décidé sans recours d’envoyer que les garçons à l’école. Les filles étaient assignées à la maison, puis placées chez des proches. Elle m’a parlé de son rêve ; qu’elle aurait voulu étudier, connaitre plus à propos de ce monde, vaincre l’ignorance. Mais elle a été privée d’école. Parce qu’elle était une fille. C’est très injuste! Des injustices, des femmes en subissaient beaucoup autour de moi. Dans mon village par exemple, les scènes d’un mari qui frappe sa femme étaient fréquentes. Ces femmes se levaient le lendemain, portaient leurs bébés et continuaient à travailler dans les mêmes familles où elles étaient frappées. J’étais convaincue que les choses auraient pu, pouvaient et peuvent se passer autrement. Je regardais ma mère, les femmes de mon village et je me disais qu’elles devraient jouir de plus d’autonomie, plus de liberté et plus de dignité. J’ai pris la résolution de me battre pour que les filles en grandissant puissent avoir toutes les opportunités nécessaires pour devenir des personnes libres, émancipées, dignes avec un contrôle total sur leurs vies et la participation aux décisions qui les affecteraient.
Les coupables que je voyais dans ces réalités étaient entre autres, la société, les maris violents qui frappent les femmes, les familles qui entretiennent le silence. Le fait de concevoir ces acteurs et actrices comme des coupables m’a amené par exemple à renier mon appartenance à une certaine ethnie. Je n’aimais pas qu’on m’associe à l’ethnie « Tòli ». Je suis de cette ethnie de par mon père. J’ai vécu à Avrankou toute mon enfance. Les violences que j’ai vu les femmes subir dans mon village, violences infligées par des hommes m’ont négativement marqué. En réponse, j’ai renié mon appartenance à cette ethnie. J’ai renié inconsciemment la langue parlée, les valeurs prônées et toutes les attentes. Aujourd’hui, je ne crois pas qu’une ethnie ait le monopole de la violence et des oppressions sexistes infligées aux femmes au Bénin et ailleurs. Ma compréhension de l’ordre social en vigueur, des causes profondes et des bases culturelles du sexisme me permet aujourd’hui de savoir que la problématique n’est littéralement pas une question limitée à une ethnie.
Pourquoi je raconte tout cela ? En quoi cela a impacté mon militantisme ? Vous le saurez assez vite ! Mon autre niveau de prise de conscience féministe a été ma socialisation et l’école. La socialisation est l’ensemble des processus et mécanismes par lesquels nous apprenons et intériorisons la culture, la manière dont on va se comporter, les valeurs, les normes et les rôles qui régissent le fonctionnement de la vie sociale. J’ai compris très tôt que le programme de socialisation n’était pas le même pour les filles et les garçons. J’ai su par exemple que mon éducation me préparait à correspondre à une certaine conception de “Être Femme”. Je n’ai pas participé à la construction de cette conception. Pourquoi devrais-je l’accepter ? Je me suis rebellée contre certains rôles traditionnels qu’on m’assignait à la maison. Je ne les faisais pas. Mon père et ma mère me disaient souvent « sache que tu es une fille, bientôt une femme. On fait cela pour ton bien ».
À l’école, j’ai noté que ce programme de socialisation que je rejetais était opérationnel à travers presque tout le monde. Les garçons existaient d’une façon donnée et les filles sont éduquées à exister d’une certaine manière. Pourquoi c’était autant extraordinaire le fait qu’une fille soit la première de la classe ? Les professeurs avaient tendance à prendre mes notes, mes analyses et réponses en classe pour essayer de faire honte aux garçons. Ils insinuaient que fondamentalement, le garçon devrait être celui qui démontre une certaine intelligence et par conséquent devrait avoir les plus fortes notes. J’ai commencé à définitivement croire que les filles et les femmes, les hommes et les garçons n’étaient pas toujours responsables de leurs conditions car des normes, croyances et pratiques conditionnent leurs vies. Mes propres expériences ont corroboré cela. En me basant sur les confessions de mon père, je peux également dire que j’avais raison.
J’ai beaucoup discuté avec mon père. En l’écoutant lors de nos conversations, j’ai compris qu’il ne se plaisait pas dans le rôle de « chef ». Il aimait beaucoup le volet : prendre soin de sa famille, subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Toutefois, la partie du programme qui stipule qu’il devrait abandonner ses émotions et être toujours fort, être chef au point de frapper sa femme, être un père impitoyable et fort, se voir fondamentalement supérieur à un point qu’il devra prendre des décisions, agir sans l’avis des autres membres de l’ensemble…cette partie du programme était pour lui une croix. Il a vaillamment porté cette croix. Mon père était le seul garçon de sa famille. Sa vie avant qu’il ne fonde une famille avec ma mère était déjà sous pression : il devrait se marier, avoir des enfants, indéniablement des garçons pour perpétuer le nom de la famille. Il a supporté cette pression, à sa manière. Ma mère a reçu son lot de traumatisme dans cette quête d’héritier. J’ai été aussi témoin de toutes ces discussions sur l’importance qu’a un enfant garçon, au détriment d’une fille.
Mon père m’a dit un jour : « je ne sais pas pourquoi les hommes, moi y compris, se comportent de façon violente et dégradante envers les femmes. Notre nature profonde est-elle faite de méchanceté ? Oui, je crois. Nous sommes méchants. Si un jour tu décides de ne pas te marier, je comprendrais. Ce qui compte pour moi est ton émancipation. Je serai en paix si je sais que tu peux diriger ta propre vie avec tes propres ressources. Parce que, les hommes ne seront pas gentils avec toi dehors. Nous sommes méchants envers les femmes. Et c’est injuste ». Dans ma dernière conversation avec lui avant sa mort, il n’a pas cessé de répéter en larmes « Diso, j’ai essayé. J’ai essayé. J’ai essayé ». J’ai répondu « oui papa, vous avez essayé. Et nous en sommes la preuve ». Il a essayé d’être un bon père, un mari, un bon chef de famille. Il a essayé de jongler entre ce qu’on attendait de lui et qu’il pensait être juste et bien. Il a essayé. (Diso, c’est le diminutif de mon 2e prénom Gwladys. On m’appelait ainsi à la maison).
Il était important de vous expliquer tout cela. Il me fallait vous donner un aperçu de différentes situations qui ont motivé mes prises de consciences dites féministes. Ce n’est vraiment qu’un aperçu ! Comment je pense que cela a impacté mon militantisme ? En traversant tout cela, progressivement, j’ai commencé à agir dans ma famille, dans mon village et mon école. Je m’exprimais sur comment je voyais choses, ce que je pensais comme étant de meilleures alternatives. J’ai contribué, initié et développé des actions. Mon travail de militante et d’organisatrice commençait ainsi. Dans mon discours, je prétextais que je voulais contribuer à changer la condition des filles et des femmes dans ma société. Mon vécu personnel était MON POINT DE DEPART. J’ai commencé à m’exprimer sur la base de ces expériences.
Aujourd’hui, je crois que même si mes vécus ont été engendrés en grande partie par la réalité sociale en vigueur, ils n’étaient rien d’autre que mes expériences, mon point de départ. Si je prétexte que mon travail veut contribuer à changer la condition des filles et des femmes dans ma société, je dois évoluer de ce point de départ vers une vue et une perspective globale, collective. Mes expériences personnelles méritaient d’être portées. Elles sont légitimes. Elles contribuent à ma politique de militante. Ce qu’elles ne représentent pas à elles seules, c’est la compréhension solide de la condition des femmes dans la société béninoise, de comment les femmes béninoises du nord au sud, de l’est à l’ouest du Bénin sont affectées, collectivement et pourquoi.
Dans mes prises de positions par le passé, j’ai noté qu’il y avait de la colère. Cette colère était importante. Dans cette phase de colère, j’ai beaucoup adressé comment la société diminuait et déshumanisait les femmes. Mon discours situait la responsabilité des hommes dans les oppressions infligées aux femmes et les désignait presque comme coupable. Si j’insistais sur le fait que nous avons toutes et tous été victimes d’un système, j’insistais aussi sur le fait que les hommes infligeaient tant de violences aux femmes. Mes expériences personnelles m’ont appris cela. La limite que je trouve à cette approche est ceci : en insistant sur l’aspect « les hommes sont privilégiés, infligent des atrocités aux femmes », je diminuais inconsciemment le poids de l’aspect « l’ordre social en vigueur, auxquels les hommes et les femmes ont adhéré a engendré des oppressions et des violences que les filles et les femmes subissent ».
J’aspire à m’investir dans un travail efficace, durable et pertinent. J’aspire à contribuer à déconstruire le système qui génère le sexisme et des oppressions infligées aux femmes. C’est ma perpective globale. Dans cette logique, mon travail ne peut pas uniquement se baser sur « la violence et la domination masculine opérationnelles dans la société ». À quoi obéissent la violence et la domination masculine ? Comment ce système affecte les humains, les femmes et les hommes ? Quelle critique adressée à ce système ? Ce sont les questions que je devrais me poser. Et ce travail ne peut pas être fait si je reste bloquée sur mes expériences personnelles, sur ma frustration propre, prétextant que cela m’offre une vision holistique de la condition des femmes dans ma société. Le féminisme en Afrique de l’ouest francophone est aujourd’hui teinté d’une vague expression de colère, de frustrations, basées sur les expériences personnelles. C’est un excellent point de départ pour rendre visible et donner de portée à toutes ces expériences, analyser comment toutes ces expériences sont motivées par une politique plus globale. Mais nous ne devons pas nous arrêter là. C’est ma première leçon.
Ce que j’ai appris commence par les points suivants : cesser de prendre mes expériences personnelles comme compréhension globale de la situation des femmes ; toujours essayer de comprendre ce à quoi obéit mes frustrations, voire la haine apparente envers les hommes. Pour raisonner par déduction, je dirai ceci : je suis en colère contre les hommes parce qu’ils violent les femmes. Pourquoi ils le font ? Parce que, dans une certaine conscience collective, il est admis qu’ils peuvent le faire. Et pourquoi c’est admis ? Parce que la politique sociale qui régit nos vies postule que les hommes sont naturellement et fondamentalement des humains supérieurs qui peuvent dominer, violer, frapper et tuer les femmes. Je ne dis pas qu’il ne faudrait pas tenir les hommes responsables de leurs actes atroces envers les femmes. Il faut les tenir responsables. Mieux, ne pas êtes dupes sur le fait qu’ils sont partisans et gardiens du sexisme comme certaines femmes d’ailleurs. Sans jamais faire l’impasse sur le fait que leurs actes sont des conséquences d’un système plus sophistiqué.
Je le dis parce que le fait de concentrer nos énergies sur les actes des hommes nous détourne d’un travail nécessaire : comprendre comment les femmes dans nos communautés sont affectées, comment critiquer les causes profondes de ces oppressions. Beaucoup de femmes rejettent le féminisme parce que le féminisme renvoie l’image d’une sorte de religion avec des tas de préjugés. Même avec la conscience que leurs vies sont affectées par la violence patriarcale, des femmes rejettent le féminisme. Sans même essayer de comprendre. Parce qu’elles perçoivent une vague d’expression de frustrations et pas des alternatives de libération de leurs conditions. En tant que militante, j’estime que ma responsabilité est de faire progresser la conscience féministe en faisant des analyses et des travaux de qualité. Ce travail est un travail de compréhension du statut des femmes dans la société, de critique du système social ayant engendré des injustices.
D’une autocritique de mon propre travail, je suis parvenue à faire une transition de la colère vers l’espoir. En vérité, cet espoir a toujours été là. C’est lui qui m’a poussé à agir. Malgré les violences que les femmes subissaient autour de moi, je croyais fortement que les choses pouvaient être différentes, meilleures. C’est l’espoir. Il était important que la colère sorte. Continuons à être bruyantes ! En nous assurant que l’espoir devienne l’ancrage de notre travail. En regardant de plus près, l’espoir est ce qui motive les organisatrices et organisateurs de communautés. La première correction dans mon travail a été de creuser le pourquoi de ma lutte et construire à partir de lui, l’optimisme nécessaire pour aller de l’avant. Mon raisonnement n’est pas naïf sur le fait que tant que femmes ont été brisées, déshumanisées, réduites, exploitées par le patriarcat. Qu’elles devraient obtenir justice et guérison.
Je veux justice et guérison pour les femmes. Je veux plus que tout que ces violences s’arrêtent. Sauf qu’en nous contentant de gérer les conséquences et chercher des coupables, nous n’avançons pas. Dans une logique durable, je pense qu’il nous faudra aller vers ce stade : comment soulever la masse critique nécessaire ? Comment la domination existe ? Pourquoi ? Quels sont ses leviers pour continuer à exister ? Comment nous nous soumettons à cette domination ? Quelles ses effets sur nos vies, aussi plurielles qu’elles soient, dans nos divers contextes ? Quels sont les éléments A, B, C, D, E, F… qui soutiennent la domination ? Quelles sont les alternatives dans lesquelles la domination ne sera plus acceptée et présentée comme seule politique qui devrait régenter nos vies ?… De la colère à l’espoir : le pourquoi et l’optimisme comme des guides. C’est mon cheminement. Et il continue!
Porter sa voix : entre obligation de débat et distraction
Porter sa voix a été une expression centrale de mon militantisme. Elle me rappelle constamment que mes plus grands ennemis sont le silence, l’inaction, le statu quo. Je suis investie dans un militantisme avec des communautés dans la vie réelle et en ligne. Cela signifie que l’espace physique et l’espace virtuel sont pour moi des espaces de mobilisations. En ligne comme sur le terrain, je fais et je contribue à diverses actions : engagement, sensibilisations, plaidoyers, manifestations féministes…Plusieurs voix tendent aujourd’hui à minimiser le militantisme féministe digital. Cependant, lorsque nous nous rendons à l’évidence, nous voyons que les réseaux sociaux ont eu un impact non négligeable dans la prise de parole, la mobilisation, l’organisation de communautés et autres actions conduites les féministes (dénonciations, sensibilisations, plaidoyers, éducations, alertes, appels à l’aide, campagnes digitales, mobilisations de ressources…). Mieux, la plupart de mes initiatives commencent par des réflexions avec des militantes et communautés en ligne pour aboutir à une mobilisation hors ligne. Le numérique est une opportunité pour le militantisme féministe. Le reconnaître et le dire n’effacent pas les dérives qui peuvent exister autour.
Lorsque vous prenez la parole en ligne, plusieurs choses se passent. Les personnes réagissent à vos contenus en faisant des commentaires, des partages, en organisant des conversations autour de vos analyses. Pour alimenter ces échanges, vous pouvez interagir avec ces personnes. Ce fut mon cas. J’interagissais avec les personnes dans les commentaires, j’échangeais avec elles autour de mes contenus. Avec toutes les idées préconçues sur le féminisme, voici ce qui a fini par se passer :
En ligne, j’étais mentionnée sous des publications qui frisaient « la bêtise ». Ces personnes ne désiraient pas parler de droit des femmes ni du sexisme. Non! J’avais l’impression que c’était une sorte d’ouverture de tribune pour RIDICULISER le travail des féministes. Pourquoi plusieurs personnes me mentionnaient ? Oh, simple : admirons Chanceline la féministe dans sa fureur. Intentionnellement, on tentait de me mettre au cœur de futilités ; il n’y avait aucune perspective de conversation. « Le féminisme est à la mode. Chanceline est féministe. Allons la titiller», c’est ainsi que je résumerais ce qui se passait. Dans la vie réelle, je voyais presque les mêmes scènes se produire. « Oh voici Chanceline la féministe. Qu’est-ce que l’égalité ? » Au départ je répondais, je donnais mon avis. Puis mes propos étaient détournés pour allumer la rhétorique. Certaines personnes ne me lisaient pas. Elle s’est exprimée ? Oh super! Allons démontrer que c’est une frustrée de service. La vérité c’est que je participais à cette parodie. J’ai donné mon énergie et ma force à des conversations insensées. Cela m’a affecté. J’en suis arrivée à avoir honte et peur de prôner le féminisme.
À cela, s’ajoute la violence en ligne proprement dite. Les activistes féministes en ligne sont confrontées à diverses violences : harcèlements, commentaires et réponses violents, menaces de familles ou de proches, publications pour décrédibiliser et réduire au silence, des incitations à la haine… Cela n’a rien à avoir avec le fait que certaines personnes ne partagent pas vos avis. Je parle des gens qui vous harcèlent, deviennent agressifs en commentaires, utilisent des insultes, profèrent des menaces, inventent des mensonges à votre sujet, déforment vos réponses…Je peux reconnaître qu’en partie, certaines personnes ne le font pas intentionnellement et n’ont pas forcément une idée de combien cela peut traumatiser. Toutefois, d’autres le font de façon consciente. Elles ciblent les militantes féministes en ligne avec une horde de violences pour les réduire au silence. Parce que c’est le silence qu’ils et elles attendent des militantes féministes. Nos voix dérangent, bousculent les croyances, projettent de nouveaux paradigmes. Plutôt que de s’engager dans une conversation mêmes si les avis sont différents, ils et elles estiment qu’il faudra simplement nous réduire au silence.
Je postule que les militantes féministes devraient se préserver de certains cycles nuisibles. La distraction a un nom : distraction. Tant de choses sont des distractions pour le travail militant. Le militantisme n’est pas une obligation de débat. Être dans les débats dans tous les sens n’ajoute pas de la valeur ni de la pertinence à un militantisme. Ce que je dis ici n’est pas de se priver soi-même de parole, de ne pas s’exprimer. Je souligne qu’il serait efficace de vérifier si on répond à une certaine obligation de débat ou on s’exprime “de sa propre initiative, de sa propre autorité, de sa propre volonté“. Ne laissez pas les gens conduire votre voix, votre état d’esprit, votre travail! Il est clair que nous ne pouvons pas contrôler les agissements des “gens”. Néanmoins, nous pouvons mieux exercer notre libre arbitre et décider de certaines choses.
J’ai commencé à intentionnellement ignorer certains appels à conversations. Je choisissais sur quoi je voulais réagir, à quoi je voulais donner mon énergie. Toutes ces personnes qui me mentionnaient sur tout et n’importe quoi ont fini par cesser de le faire. J’ai clarifié pour moi-même ce que mon travail représentait, comment il devrait s’articuler, en ligne comme hors ligne. J’ai gagné du pouvoir sur moi-même. J’ai pris le « ownership » de mon travail. Cela m’a énormément aidé à sauvegarder mon énergie, la diriger vers des aspects pertinents. J’ai retrouvé le courage de prôner le féminisme, ma conviction n’a cessé de s’affiner. En cessant de participer à la comédie, j’ai cessé aussi de donner la force aux commentaires dégradants. Je ne prétends pas que cela reste une solution face à la violence en ligne que les féministes subissent. Pour avoir vécu cela, cesser de réagir aide simplement à réduire l’ampleur des blessures internes. Il est nécessaire de se soigner, se ressourcer et s’investir à créer des espaces sains. Je continue à m’exprimer en ligne. Dans la sauvegarde de moi-même. Le fait de me concentrer sur des aspects importants de mon travail m’éloigne des futilités et de la distraction.
Pour faire ce processus, j’ai dû encore une fois me reconnecter au pourquoi de mon militantisme et à l’optimisme que je dois construire pour avancer. Cela m’a fait réaliser par exemple, l’urgence de continuer à grandir dans ma politique féministe, d’en apprendre sur le mouvement, comment il peut prospérer dans mon contexte et traduire cela en des actions plus concrètes. Le temps et l’énergie que je donnais à certaines conversations “nuisibles”, je les utilise désormais pour apprendre comment développer la sororité. Tout ça est plus bénéfique pour mon militantisme.
Le travail personnel que le changement demande
Le premier travail personnel que le changement demande est le changement de nous-mêmes. Les femmes ont été éduquées à aimer, admirer, défendre et chérir le sexisme. Le patriarcat nous utilise pour prospérer. Le sexisme existe en nous. Nous continuons à lier nos vies aux agences du patriarcat. Agir pour le changement dans ce contexte, c’est identifier le sexisme enfoui en nous, comment il opère et le démanteler. Sans ce processus personnel, le changement ne serait pas réel. Les échelles de valeur du patriarcat que nous utilisons pour mesurer nos existences et juger nos vies, il nous faut commencer à les descendre à notre propre niveau. Être militante féministe ne nous soustrait pas à ce processus. Je devrais d’ailleurs m’inquiéter si je pense que ce processus est ce que je dois amener aux autres et pas à moi-même.
Un autre travail personnel que le changement demande est de nous éduquer sur les communautés avec lesquelles nous voulons nous organiser, développer les éléments de langage, le narratif nécessaire pour engager, construire de bases solides. Lorsque je m’intéresse à une personne sur la base de superficialités, cette personne peut me rejeter, inciter d’autres à me rejeter. En tant que militante et organisatrice, nous faussons les bases de notre travail si nous n’en savons pas plus sur les communautés que nous voulons engager, mobiliser. S’éduquer en tant que militante est un travail nécessaire à faire. Comment en apprendre sur les filles et les femmes pour lesquelles nous prétextons que nous travaillons ? En supposant ce qu’elles peuvent vivent ? En les prenant pour des entités qui fournissent de témoignages ?
Être militante pour une cause est une plus grande responsabilité. Cela va au-delà de réclamer, faire des plaidoyers. C’est tout un processus d’éducation de soi, d’apprentissage, de constructions d’espaces. À propos du langage, dire la réalité avec des mots radicaux est différent de la barbarie, des insultes, de la haine, de la dévalorisation et de l’infantilisation. Peu importe combien vous pensez que vous êtes plus éclairée que les autres, à votre échelle, la vie des autres sur laquelle vous comptez agir pour motiver un changement est importante et digne de valeur à leurs yeux. Avec tout ce qu’elle comporte. En les dévalorisant, vous n’arriverez pas à construire un quelconque mouvement avec elles. Je dis cela parce qu’il arrive que certaines féministes méprisent les autres femmes. Sur la base qu’elles se trouvent plus éclairées.
Le travail personnel que le changement demande comporte aussi le fait de prendre soin de nous, de nous sauvegarder pour mieux faire le travail. Comment prendre soin de soi et investir dans les soins collectifs en tant que militante féministe ? Qu’est-ce que cela signifie prendre soin de soi en tant que militante ? Quels sont les soins personnels et collectifs possibles ? Comment s’investir à les appliquer ? Indéniablement nécessaires, les soins personnels et collectifs pour les militantes féministes et organisatrices de communautés représentent des boussoles pour l’efficacité et la pérennité de leurs travaux. C’est un sujet que je continue de creuser. Le travail personnel que le changement demande ma foi est un processus. Au fur et à mesure, moi aussi je prends des notes.
Dans l’espoir de continuer à grandir.
À très vite !
Aucune perspective dans cet article n’a la prétention d’être exhaustive. Je continue d’apprendre !